Déborder Bolloré
Solidarité avec les éditions résistantes

Le monstre n’est pas sous votre lit, il se cache dans votre bibliothèque : alors que la concentration de l’édition francophone se conjugue à l’installation de l’extrême-droite, 128 maisons d’édition indépendantes signent Déborder Bolloré, un recueil mêlant dénonciations et propositions.
Déborder Bolloré est un recueil de cris d’alertes poussés par des imprimeur·euses, des éditeur·ices indépendant·es, des libraires et des universitaires ; tous·tes alarmé·es par la concentration de l’édition francophone. 70% du chiffre d’affaires de l’édition française sont produits par quatre groupes, chacun détenu par une grande fortune : Éditis de Daniel Křetínský, Madrigall d’Antoine Gallimard, Média-Participations de Vincent Montagne et Hachette Livre de Vincent Bolloré. Ces personnages, aux idées pour le moins conservatrices, ne vous disent peut-être rien. Pourtant, vos bibliothèques débordent de leurs livres.
Pour la faire courte, Vincent Bolloré a hérité d’une entreprise familiale de papeterie et l’a transformée en un conglomérat de logistique pétrolière et d’activités agricoles, fortement implantée sur le continent africain. Au Libéria, le groupe Bolloré a eu recours au travail d’enfants et a confié le maintien de l’ordre à des milices privées, selon un rapport de l’ONU. Cependant, on connaît surtout la croisade médiatique de la 11e fortune française : actionnaire majoritaire de Canal+, de nombreuses stations radios et du groupe éditorial Hachette Livre. Cette emprise serait déjà scandaleuse si Bolloré n’avait pas en tête un dangereux programme politique. Or ce nationaliste et catholique traditionnaliste lutte pour l’union de la droite (Les Républicains) et de l’extrême-droite françaises (Rassemblement national et Reconquête !), en les rencontrant et en propageant leurs idées. « Bolloré est très conscient du danger de civilisation qui nous guette, de remplacement de civilisation », jubilait Éric Zemmour (Le Monde), lui-même propulsé par les plateaux et radios du milliardaire.
Un empire éditorial qui marche OPA
Une Offre Publique d’Achat (OPA), soit le rachat de la majorité des actions d’une entreprise, voilà la fourchette avec laquelle Bolloré dévora Hachette en 2023. Cette acquisition inquiète particulièrement le milieu éditorial car Hachette Livre est le géant parmi les géants. Leader français et troisième éditeur mondial avec 2,8 milliards de chiffre d’affaires annuel, il regroupe 200 marques d’édition dont Grasset, Stock, Fayard ou Le Livre de Poche, ainsi que des filiales d’imprimerie, de transport et de commercialisation des livres. Pire, Bolloré et Křetínský contrôlent à eux deux les trois-quarts des manuels scolaires français à une époque où « le manuel vient souvent remplacer le programme […] dans une situation d’urgence où l’on se trouve envoyé·e du jour au lendemain devant une classe, sans être bien certain·e de son propre niveau dans la discipline à enseigner » (Tristan Garcia et Charles Sarraute, « Des manuels bien pratiques » dans Déborder Bolloré).
De tels hommes d’affaires ne s’intéressent pas aux auteur·ices émergent·es dont la publication pourraient ne pas être rentables. De tels idéologues invisibilisent la littérature étiquetée « wokiste », un adjectif melting-pot qui dénigre les luttes féministes, décoloniales et queer, préférant protéger leurs favoris. Lorsque Bolloré était à la tête d’un autre groupe éditorial, il a par exemple arrêté la publication d’une enquête sur Éric Zemmour (Le Point). De la même manière, on peut craindre que les manuels scolaires s’attardent encore moins à poser un regard nuancé ou critique sur certains chapitres de l’histoire de France, au profit d’un « grand récit national ».
En Belgique : témoignage des éditions Météores
Un exemple belge de concentration médiatique – au sens large du terme – est le groupe Rossel qui détient Le Soir, L’Écho et Sudmedia, qui vient même de fusionner avec le deuxième groupe de presse francophone, IPM, détenant lui, entre autres, La libre Belgique, La Dh ou encore Paris Match Belgique, pour former un monopole de fait qui émeut à peine les instances politiques. En Flandre, DPG Media possède VTM, Het Laatste Nieuws et De Morgen. Chez nous aussi, le média est une marchandise comme les autres, à l’image de la première édition scolaire belge, De Boeck, détenue par le géant finlandais Sanoma. Ce qui ne signifie pas pour autant que les directeurs de ces groupes, certes multimillionnaires, partagent la vision politique d’un Vincent Bolloré.
Néanmoins, Bolloré s’invite bel et bien dans notre « village peuplé d’irréductibles Gaulois·es qui résistent encore et toujours à l’envahisseur », surtout depuis que Hachette s’est offert en 2011 les éditions Albert René, fondées par Goscinny et Uderzo… Quand on sait que 70% des livres francophones achetés en Belgique sont édités en France, on comprend vite que c’est toute la francophonie qui est concernée. C’est pourquoi une dizaine d’éditions wallonnes et bruxelloises ont signé et soutenu financièrement Déborder Bolloré. C’est le cas des éditions Météores, dont le responsable, Renaud-Selim Sanli, nous a livré son témoignage.

Météores est une librairie indépendante et engagée du quartier des Marolles, accompagnée de sa propre maison d’édition depuis fin 2022. De ces quelques années d’expérience, Renaud-Selim retient avant tout l’enthousiasme des visiteur·euses et des lecteur·ices. Un enthousiasme qui les pousse à tenir bon face à la précarité financière due au manque d’aides de l’État, loin de l’image romancée qu’on se fait du métier, comme le détaille Florent Massot dans le recueil (« Bolloré, Arnault, Křetínský : comment le capitalisme flingue l’édition »).
D’un côté, l’engagement de la librairie passe par une offre issue à plus de 80% de maisons d’édition indépendantes, et à 70% de distributeurs indépendants. Renaud-Selim insiste en effet sur la distinction entre la concentration des marques d’éditions et celle des sociétés logistiques, telles que Hachette Livre Distribution, qui renforcent leur pouvoir de négociation commerciale face aux petites librairies. De l’autre côté, le catalogue édité par Météores est engagé à la fois par ses thématiques de critique sociale ou de philosophie politique, à la fois par la provenance de ses volumes. Ceux-ci prennent vie dans une imprimerie familiale française et leur distributeur indépendant, Hobo, a fait le choix de ne pas être disponible sur Amazon.
Avant de revenir à Déborder Bolloré, nous avons ainsi demandé à Renaud-Selim de nous conseiller un ouvrage publié par Météores. Ce dernier a choisi La Dent de Lumumba écrit par Samy Manga : « C’est un manifeste politico-lyrique sur l’hypocrisie des discours de réparations face aux atrocités coloniales belges. […] Je tiens à dire que nous n’avons pu bénéficier d’aucune aide de l’État car son auteur n’est pas belge et que, malgré une forte actualité, aucun média belge, si ce n’est les pages culturelles de L’Écho, n’en a parlé. »
Réformistes et saboteurs
Le point fort de Déborder Bolloré est la diversité d’analyses et d’actions qu’il présente. On y retrouve justement les deux trajectoires historiques du militantisme de gauche. D’une part, il y a les réformistes qui rêvent d’interdire ces empires multimédias. Iels veulent donner un statut juridique à l’édition indépendante, pour la protéger au nom de la liberté d’opinion, et renforcer la régulation avec notamment un plafond de chiffre d’affaires par groupe. D’autre part, il y a celleux qui ne rêvent plus. « Nous ne croyons pas à un démantèlement par le haut, les pouvoirs publics n’en ont ni les moyens, ni la volonté. » Une centaine d’organisations signataires, dont les Soulèvements de la terre, appellent à « désarmer Bolloré » en collant des stickers sur les ouvrages publiés par Hachette, ou en s’en prenant aux infrastructures détenues par le milliardaire. Une usine d’équipements de sécurité a ainsi été dégradée à Wavre, une nuit de janvier 2025.
Enfin, entre les deux, il y a les résistant·es du quotidien. Malgré leur volonté de participer au boycott, les librairies indépendantes savent bien qu’elles ne peuvent pas toutes survivre sans les « ventes faciles » des auteur·ices les plus connu·es, principalement publié·es par les géants de l’édition. Soazic Courbet s’attriste pour sa boutique : « L’Affranchie librairie, un fonds engagé, moins d’1% de références écrites par des auteurs hétéros cisgenres, […] compte Hachette Livre comme son deuxième plus gros chiffre d’affaires en 2024. » (« Depuis une position de libraire engagée, joies et limites, l’exemple de l’Affranchie librairie, à Lille » dans Déborder Bolloré) L’engagement de ces libraires passe alors par un travail non-rémunéré d’information et de tri pour chaque sortie, afin de vérifier que les livres présents sur leurs étagères ne dissimulent pas de discours réactionnaires. Une attention nécessaire face à des catalogues aussi insensés que celui de la maison Fayard, qui publie aussi bien l’écologiste Hugo Clément que le président du Rassemblement national.
À retrouver entre autres chez Météores, Déborder Bolloré fait l’état des lieux de ces « immeubles d’éditions » qui se dressent sur le chemin des luttes progressistes. Nos habitudes de lecteur·ices doivent impérativement aller dans le sens des résistances déjà à l’œuvre. Ainsi, approprions-nous ces mots de La Fontaine (La lice et sa compagne) – philosophe populaire ou lui aussi amuseur de tyrans, selon les versions – contre celleux qui voudraient nous ramener à son époque :
« Ce qu’on donne aux méchants, toujours on le regrette.
Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête,
Il faut que l’on en vienne aux coups ;
Il faut plaider, il faut combattre.
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre. »
